Chapitre 18
Deux semaines passèrent, mais nous ne trouvâmes rien de plus concernant Switch. Pire encore, les quelques rapports de police qui avaient été établis sur les filles disparues se volatilisèrent du jour au lendemain. Hennessey effaçait ses traces bien trop vite pour que nous puissions les suivre.
— Ça n’a aucun sens, enrageait Bones. Ça va faire soixante ans qu’Hennessey enlève des filles, et c’est la première fois qu’il est aussi prudent. Avant, quand les choses commençaient à mal tourner, il partait tisser sa toile ailleurs. Je n’arrive pas à comprendre ce qui le pousse désormais à hypnotiser les familles de ses victimes ou à faire disparaître les rapports de police. Que peut-il bien avoir derrière la tête ?
Nous étions dans la grotte et nous pouvions donc parler sans craindre d’être entendus de mes voisins. Les murs de mon appartement étaient très minces. Je n’osais imaginer tout ce que Timmie avait déjà dû entendre les nuits où Bones était resté chez moi.
— Il en a peut-être assez d’être en fuite, suggérai-je. Il se sent bien ici, il a envie de se poser un peu, et il se dit que si les journaux commencent à parler d’un tueur en série, la police sera obligée de se remuer, ce qui le forcerait à se planquer ou à faire ses valises. C’est une possibilité, non ?
Bones leva les yeux de son ordinateur portable pour me regarder.
— J’y ai pensé, mais il y a forcément autre chose. Lola a dit qu’il bénéficiait d’une nouvelle protection, tu te rappelles ? C’est ça, le morceau du puzzle qui nous manque. Qui que puissent être ces gens, c’est pour eux qu’il est obligé de se faire très discret, ce qui nous amène à nous demander pourquoi. À mon avis, ce sont soit des vampires, soit des humains haut placés. Des gens qui ont une réputation à protéger.
Je ne connaissais pas grand-chose à la communauté des vampires, et je ne pouvais donc pas lui être très utile sur ce sujet. Par contre, j’en savais un peu plus sur le monde des vivants, et je me disais que mon pouls me donnait le droit de spéculer.
— Tu penses à des flics corrompus ? Un commissaire, peut-être ? Il est possible que quelques rapports aient été perdus par accident, mais pas tous. Imaginons que tu sois commissaire, ou que tu veuilles te faire élire au poste de shérif, et que tu aies envie de te faire un peu d’argent facile sans entamer le crédit dont tu bénéficies auprès du grand public. Trop de disparitions, ça fait mauvais genre, alors tu demandes à ton associé de faire plus attention, tu vas peut-être même jusqu’à lui indiquer où trouver des filles vulnérables. Bon sang, s’il s’agissait d’un shérif, il n’aurait qu’à inviter Hennessey à faire son choix lors d’un tapissage au bureau de police ! Et ensuite, il pourrait facilement faire disparaître les dossiers. Et en échange, tout ce qu’il demanderait à Hennessey, c’est de contrôler l’éventuel tollé public. Ce n’est pas un si gros prix à payer, non ?
Bones se tapota le menton d’un air pensif en réfléchissant à ce que je venais de dire. C’est alors que son portable sonna.
— Allô... Oui, Charles, je t’entends... Où ça ?... Quand ?... Qui ?... Très bien. On se voit bientôt.
Il raccrocha et me regarda.
— Que se passe-t-il ? demandai-je, impatiente.
— Il y a du nouveau. Charles est avec un membre de la bande d’Hennessey qui veut me parler et qui envisage de changer de camp.
— Je t’accompagne, dis-je immédiatement.
Bones soupira.
— Je savais que tu dirais ça.
Spade ouvrit la porte de la chambre et me jeta un rapide coup d’oeil.
— Je suis surpris que tu l’aies amenée, Crispin.
J’eus le plus grand mal à me retenir de l’envoyer se faire voir.
— Il vaut mieux qu’elle vienne et qu’elle sache ce qui se passe plutôt qu’elle reste toute seule à gamberger, répondit Bones. Entrons, Charles, et commençons.
C’est agaçant, cette manie qu’ont les vampires d’avoir deux noms, pensai-je alors que Spade s’écartait. Ils ne pourraient pas en choisir un et s’y tenir ?
Une femme se tenait au centre de la pièce. Malgré le côté somptueux et particulièrement spacieux de l’intérieur – la pièce était aussi grande que le premier étage de la maison de mes grands-parents –, je ne remarquai qu’une seule chose.
C’était la plus belle femme que j’avais jamais vue. Que ce soit en vrai ou à la télévision. Elle semblait originaire d’Amérique latine. Elle avait de longs cheveux noirs et bouclés qui lui descendaient jusqu’aux hanches, des traits d’une perfection absolue, un corps qui semblait faux et des lèvres rouge foncé. On l’aurait cru sortie tout droit d’un dessin animé, avec sa taille incroyablement fine, sa forte poitrine, ses fesses bien rebondies et ses longues jambes. Du reste, sa silhouette n’était pas difficile à deviner. Elle portait une robe particulièrement courte et si moulante qu’il était heureux qu’elle n’ait pas besoin de respirer.
— Francesca, dit Bones en s’approchant d’elle et en l’embrassant sur la joue. Je suis content que tu sois là.
Il ne m’en fallut pas plus pour la détester.
— Bones...
Elle prononça son nom langoureusement, et lorsqu’elle l’embrassa sur la joue, lui laissant au passage une trace de rouge à lèvres rouge vif, ses yeux provocateurs croisèrent les miens.
Spade posa sa main sur mon épaule, ce qui me sortit de ma transe – j’étais en train de rêver que je sortais deux couteaux de ma veste pour les lancer sur ses obus (elle devait faire du 95 D !).
— Francesca, je te présente Cat, dit alors Bones en me désignant. Elle est avec moi, alors tu peux parler librement devant elle.
Je m’avançai, faisant de mon mieux pour arborer un semblant de sourire.
— Salut. On couche ensemble, dis-je d’une voix relativement détachée.
J’entendis vaguement Spade marmonner que c’était vraiment une mauvaise idée, et je vis Bones hausser les sourcils, visiblement perplexe.
Francesca se contenta de tordre ses lèvres charnues et boudeuses en une moue suggestive.
— Mais bien sûr, niña. Qui pourrait lui résister ? dit-elle en faisant glisser ses doigts le long de la chemise de Bones.
Là, je faillis perdre tout contrôle. Je levai la main en vue de donner une bonne fessée à Francesca, mais Bones m’attrapa le bras avant que je puisse atteindre le postérieur rebondi de ma rivale et posa nonchalamment ma main sur son bras.
— Te voilà, Chaton. Et si on s’asseyait ?
Je ne comprenais pas ce que j’avais. Une petite partie de mon être, la plus rationnelle, me hurlait que Francesca était susceptible de nous aider à avoir Hennessey, et qu’à ce titre il fallait que je me ressaisisse. Mais le reste de ma personne était envahi par une hostilité aveugle et irraisonnée, et refusait d’envisager un quelconque retour à un comportement raisonnable.
Bones m’emmena jusqu’au canapé sans lâcher ma main. Du coin de l’oeil, je vis Francesca le regarder s’éloigner en passant sa langue sur ses lèvres pulpeuses et rouges.
Je plaquai alors ma main libre sur les fesses de Bones, qui semblaient tant susciter son admiration. Avec un regard furieux, je raffermis ma prise sur son postérieur, et j’eus du mal à me retenir de hurler : « Ça te plaît ? Eh bien regarde à qui ça appartient ! »
Bones s’arrêta et baissa les yeux de manière éloquente. Je retirai précipitamment ma main en essayant intérieurement de sortir de cette crise de folie.
— Désolée, marmonnai-je.
— Ce n’est rien, me répondit-il avec un sourire qui me remonta un peu le moral. J’avais juste un peu de mal à marcher, c’est tout.
Je ris en l’imaginant avec l’une de mes mains accrochée à sa poitrine et l’autre collée sur ses fesses. Guère pratique en effet.
— Tu peux me lâcher, maintenant, murmurai-je.
J’avais repris le contrôle de moi-même et j’étais déterminée à agir en adulte. Bon, d’accord, il y avait de grandes chances que Bones et cette petite renégate en herbe aient eu une aventure. Si ça se trouve, cela s’était passé il y a un siècle. Avant même la naissance de mes grands-parents. Je n’allais pas en mourir. Après tout, si j’avais été un homme, j’aurais sans doute eu envie de coucher avec elle, moi aussi.
Bones s’assit à mes côtés sur le canapé et Spade prit place à côté de lui – ce qui le fit remonter dans mon estime –, laissant à Francesca le fauteuil en face de nous. Mais mon sentiment de supériorité fut de courte durée.
La robe que portait Francesca ne couvrait que le haut de ses cuisses. Aussi, lorsqu’elle s’assit et croisa les jambes, nous eûmes tout le loisir d’apercevoir la partie la plus intime de son anatomie. Bones posa sa main sur la mienne et la serra. Ses doigts étaient encore chauds de notre précédent contact quelques secondes plus tôt – preuve qu’il avait réagi très vite pour m’empêcher une nouvelle fois de bondir, cette fois pour retirer ma veste afin qu’elle s’en fasse une culotte.
— Nous savons tous pourquoi nous sommes là, dit-il d’une voix imperturbable, comme si Francesca ne venait pas de lui dévoiler son intimité dans toute sa splendeur. Je traque Hennessey et toi, Francesca, tu lui appartiens, ce n’est un secret pour personne. Je sais que toi et lui n’êtes pas très proches, mais pour un vampire trahir son Maître reste la plus grave des offenses. Ne te méprends pas, je suis déterminé à le tuer, et toutes les informations que tu me donneras seront utilisées dans cette intention.
Vas-y, mon gars ! l’encourageai-je intérieurement. Va droit au but et montre-lui qu’il en faut plus qu’un petit effeuillage pour te distraire ! Tu es très en veine ce soir.
Francesca fit la moue.
— Pourquoi serais-je venue si je ne voulais pas que tu le supprimes ? Si tu comptais faire moins que ça, je n’aurais pas pris un tel risque. Tu sais que je lui voue une haine féroce depuis quatre-vingt-treize ans. Depuis le jour où il m’a enlevée de mon couvent pour me transformer.
— Tu étais une religieuse ? demandai-je, incrédule, en la scrutant de nouveau des pieds à la tête pour être sûre que j’avais bien entendu. Tu veux rire ?
— Bones, qu’est-ce que cette fille fait là ? Sa présence est-elle vraiment indispensable ? demanda Francesca sans me prêter la moindre attention.
Il la regarda, un éclair émeraude dans les yeux.
— Elle est là parce que je veux qu’elle soit là, point final.
Cette remarque méritait bien un petit extra. Je me promis de lui faire une fellation la prochaine fois que nous ferions l’amour. Non pas que l’activité me dérangeait, pour être honnête. J’avais découvert que j’aimais ça. Peut-être n’y avait-il pas qu’une seule traînée dans la pièce, après tout...
— Je veux qu’Hennessey meure, reprit Francesca après avoir baissé les yeux devant Bones. C’est mon Maître depuis trop longtemps.
Sa réponse me laissa bouche bée.
— Comment ça, son Maître ? demandai-je à Bones.
Francesca était-elle une esclave ? Et dire que je pensais qu’Hennessey ne pouvait pas tomber plus bas dans mon estime...
— Les vampires sont organisés selon une sorte de pyramide hiérarchique, m’expliqua Bones. Chaque lignée est évaluée selon la force de son chef, ou Maître, et chaque personne transformée par le Maître d’une lignée tombe sous sa coupe. On peut comparer ce système au féodalisme. Au Moyen Âge, le seigneur était responsable du bien-être de tous ceux qui vivaient sur ses terres, et en retour ses gens lui devaient fidélité et lui versaient une partie de leurs revenus. C’est le même système chez les vampires, à quelques variations près.
C’était la première fois que j’en apprenais autant sur la société des vampires, et tout cela me semblait barbare.
— En d’autres termes, le monde des vampires tient à la fois de l’entreprise de vente pyramidale et du culte.
Francesca marmonna quelque chose en espagnol qui semblait loin d’être amical.
— Parle anglais, et dispense-nous de tes sarcasmes, lui dit Bones sèchement.
Une lueur de colère apparut dans les grands yeux noirs de Francesca.
— Si je ne te connaissais pas aussi bien, je m’en irais tout de suite.
— Mais tu me connais, répondit Bones sans sourciller. Et si je décide d’expliquer le fonctionnement de notre monde à ma compagne, cela ne veut pas dire que je ne prends pas ta position au sérieux. Franchement, tu devrais faire preuve d’un peu plus de respect à l’égard de Cat. C’est grâce à elle que ton voeu le plus cher a failli être réalisé, et qu’Hennessey a manqué de peu de retourner à la poussière.
À ces mots, Francesca éclata de rire.
— C’est toi la vomisseuse ?
Je ne savais pas si ce mot était dans le dictionnaire, mais je compris ce qu’elle avait voulu dire. Vous parlez d’une carte de visite...
— Oui, c’est moi.
Elle souriait toujours. Elle n’en était que plus radieuse. Sa peau légèrement mate et brillante semblait incrustée de minuscules pierres précieuses colorées.
— Eh bien, niña, dans ce cas, ça te donne une certaine latitude. Hennessey n’a pas dit grand-chose sur toi. Il était trop furieux, et surtout très humilié. Cela faisait plaisir à voir.
— Sait-il à quel point tu le détestes ? demandai-je, sceptique. Parce que si c’est le cas, comment comptes-tu t’y prendre pour l’approcher suffisamment et obtenir des informations susceptibles de nous être utiles ?
Elle se pencha en avant, ce qui eut pour effet d’ouvrir encore plus son décolleté. J’essayai de ne pas regarder, mais j’étais comme hypnotisée par la forme incroyablement rebondie de ses seins...
— Hennessey sait parfaitement que je le déteste, mais ce ne sera pas la première fois que je lui cache quelque chose. (Elle s’interrompit pour lancer un sourire entendu à Bones, et je faillis de nouveau sortir de mes gonds.) Il prend plaisir à me garder, parce qu’il sait combien je déteste le fait de lui appartenir. Les vampires ne peuvent se libérer de la domination de leur Maître que s’ils le battent en duel, s’ils sont achetés par un autre Maître ou s’ils sont émancipés dans un geste de bonté. Hennessey est trop fort pour que je le batte, il n’a pas une once de bonté en lui et il ne permettra jamais à un autre vampire de m’acheter. Pourtant, il ne croit pas une seule seconde que je puisse le trahir. Il pense que j’ai trop peur de ce qu’il me ferait en guise de représailles.
Le ronronnement de sa voix ne rendait son discours que plus effrayant. Elle savait mieux que quiconque de quoi il était capable, mais, malgré cela, elle le détestait assez pour risquer sa vie. Je m’étais peut-être trompée sur son compte. Une telle détermination forçait l’admiration, petite culotte ou pas.
— Dans ce cas, nous avons une chose en commun, dis-je. (Puis je regardai Bones et je laissai échapper un rire ironique.) Je veux dire, quelque chose d’autre. Moi aussi, je veux la mort d’Hennessey. C’est tout ce qu’on a vraiment besoin de savoir l’une de l’autre, non ?
Elle m’examina de ses yeux de braise, puis elle haussa les épaules.
— Je suppose que oui.
Bones et Spade échangèrent un regard, et je crus voir un léger sourire se dessiner sur les lèvres de Spade.
— Dis-moi, Francesca, outre les contreparties classiques, que veux-tu en échange des informations que tu peux nous donner ? demanda Bones, ramenant la conversation sur le sujet principal.
— Que tu me prennes, répondit-elle immédiatement.
— Pas question ! éructai-je en agrippant Bones d’une main possessive.
Tous tournèrent sur moi des yeux écarquillés. Je me rendis alors compte que ce n’était plus la main de Bones que je tenais si fermement entre mes doigts.
Spade éclata de rire. Je rougis de nouveau en retirant précipitamment ma main, prise d’une furieuse envie de m’asseoir dessus pour l’empêcher de faire une nouvelle bêtise. Dieu tout-puissant ! Pourquoi avais-je fait ça ?
Bones remua les lèvres, mais il ne rit pas, contrairement à Spade, dont le fou rire semblait ne jamais devoir s’arrêter.
— Ce n’est pas ce qu’elle voulait dire, ma belle, dit-il sur un ton qu’il prit grand soin de garder neutre. En fait, si le chef de sa lignée décède, Francesca voudra entrer sous la protection d’un autre vampire, et je pourrai la revendiquer comme faisant partie de ma lignée. C’est dans ce sens-là qu’elle entendait le verbe « prendre ». Même si je suis toujours sous le joug d’Ian, cela fait très longtemps qu’il n’exerce plus aucune autorité sur moi, et c’est pour cette raison que je n’ai pas pris la peine de le défier pour prendre mon indépendance. Cela m’a laissé une grande liberté, et c’est pourquoi je peux me passer de son approbation pour prendre Francesca sous ma protection. Ceci dit, en des circonstances normales, la procédure classique aurait été de lui demander son accord.
Dieu merci, son explication m’avait demandé suffisamment de concentration pour me détourner de l’envie de l’agripper de nouveau.
— Pourquoi ne veux-tu pas être indépendante ? demandai-je à Francesca.
— Les vampires sans maître sont des cibles trop faciles, niña. On peut leur faire subir toutes les cruautés possibles sans avoir de comptes à rendre à personne. Un peu comme les apatrides dans le monde des humains. Quand tu n’appartiens à aucun pays, à qui fais-tu appel quand tu as besoin d’aide ? Qui te défend ?
— Le système dans lequel vous évoluez est vraiment très brutal, dis-je, heureuse d’avoir un pouls.
— Ne sois pas si naïve, répondit-elle sèchement. Le monde des vampires reste malgré tout bien plus civilisé que le tien. Combien d’humains meurent de faim chaque jour parce que vos nations refusent de s’occuper des plus démunis ? Combien d’Américains meurent de maladie parce qu’ils n’ont pas les moyens de s’offrir des traitements qui pourtant existent ? Un vampire ne laisserait jamais l’un des siens souffrir de la faim ou de la misère. Même Hennessey, qui pourtant est un monstre, considérerait le fait de laisser l’un de ses subordonnés dans une telle condition comme un déshonneur. Réfléchis à ça. Le pire d’entre nous traite mieux ses inférieurs que vos pays ne s’occupent de leurs citoyens.
— Francesca..., commença Spade, qui ne riait plus.
Elle lui fit un signe de la main.
— Ne t’inquiète pas, j’ai fini.
Ce n’était pas mon cas.
— Si vous êtes tous de tels parangons de vertu, alors pourquoi aucun d’entre vous ne s’est dressé contre Hennessey pour l’empêcher de faire tant de victimes parmi les humains ? Bones m’a dit qu’environ cinq pour cent des gens qui vivent sur cette planète ne sont pas des humains, vous êtes donc un sacré petit paquet à arpenter le monde ! Mais peut-être que le kidnapping, le viol, le meurtre et la consommation d’êtres humains ne sont pour vous pas si graves que ça ?
Bones passa la main sur mon bras.
— Chaton, peut-être que...
Francesca bondit de sa chaise.
— Réveille-toi ! Ce que fait Hennessey n’est rien comparé à ce que font les humains ! Chaque année, plus de cinquante mille adolescentes colombiennes sont vendues comme esclaves en Europe et en Asie, et ce n’est pas le fait des vampires ! Au Congo, plus de cent mille femmes ont été violées, par les rebelles mais aussi par les soldats de l’armée régulière ! Au Pakistan, on trouve encore des régions où le viol et l’assassinat au nom de l’honneur ne sont pas condamnés par la justice, mais ni ton pays ni le reste du monde ne font rien pour empêcher toutes ces horreurs ! Les vampires s’intéressent peut-être avant tout à leurs propres affaires, mais si on voulait vraiment mettre de l’ordre sur la planète, il faudrait commencer par se débarrasser des humains, car ce sont eux les plus ignobles...
— Ça suffit !
Bones s’était dressé devant elle. Il ne l’avait pas touchée, mais sa voix avait claqué comme un coup de fouet.
— Je crois me rappeler une très jeune fille qui avait des opinions très similaires, il y a environ quatre-vingt-dix ans. Maintenant, pour en revenir à ta demande, c’est d’accord, je te prendrai sous ma protection une fois que j’aurai tué Hennessey. En plus, si les informations que tu obtiens se révèlent utiles, je te paierai en conséquence une fois que tout sera terminé. Tu as ma parole. Ça te convient ?
Les yeux de Francesca brillaient d’une lueur verte, mais ils retrouvèrent graduellement leur couleur brune habituelle. Elle s’assit, se mordilla la lèvre quelques secondes, puis hocha la tête.
— J’accepte.
Ensuite, les choses se déroulèrent assez vite. Francesca ne connaissait pas l’identité de Switch et elle ne savait pas non plus qui étaient les nouvelles relations d’Hennessey. Au cas où elle en apprendrait plus, Bones lui indiqua un moyen de le contacter sans toutefois lui dévoiler où le trouver. Spade, quant à lui, nous informa qu’il allait quitter la ville pendant quelque temps pour suivre différentes pistes concernant Hennessey, et qu’il appellerait Bones plus tard. Ce fut tout. Francesca et moi ne nous dîmes pas au revoir. Elle resta dans la chambre d’hôtel, et je partis avec Bones. Nous ne prîmes pas l’ascenseur, bien que nous nous trouvions au vingtième étage. Il m’indiqua la cage d’escalier et je commençai à descendre. Au moins, cela me donnait quelque chose à faire au lieu de simplement bouillir de rage.
— Tu ne m’avais encore jamais rien dit de tel sur les vampires, remarquai-je calmement.
Et un étage de passé, plus que dix-neuf.
Bones me jeta un regard impénétrable. Il ne me tenait plus la main – j’avais enfoncé mes poings dans les poches de ma veste.
— Tu ne m’as jamais rien demandé à ce sujet.
Mon premier réflexe fut de me fâcher et de lui dire que ce n’était pas une réponse. J’ouvris la bouche, prête à sortir une remarque blessante, mais, une fois n’est pas coutume, je réfléchis et choisis de me taire.
— Tu as sans doute raison.
S’il avait eu un caractère aussi contrariant que le mien, il aurait répondu que le seul intérêt que j’avais manifesté pour les vampires jusqu’ici portait sur les moyens de les tuer. En revanche, tout ce qui concernait leur culture, leurs croyances, leurs valeurs ou leurs traditions n’avait jamais éveillé ma curiosité, sauf si cela me permettait de chasser plus efficacement. Me rendre compte que j’avais exactement le même mode de pensée qu’un tueur me fit un choc. Je n’avais que vingt-deux ans. À quel moment étais-je devenue si insensible ?
— Comment tout cela a-t-il commencé ? demandai-je doucement. Comment les vampires ont-ils vu le jour ?
C’était une question très élémentaire que je n’avais jamais pris la peine de me poser jusqu’ici.
Bones eut un semblant de sourire.
— Tu veux la version évolutionniste ou créationniste ?
Je réfléchis une seconde.
— Créationniste. Je suis croyante.
Nous continuions à descendre les étages, nos pas produisant de légers bruits saccadés sur les marches. Bones parlait à voix basse. La cage d’escalier était semblable à une caisse de résonance. Même si la nuit était très avancée, mieux valait ne pas prendre le risque d’effrayer les gens qui auraient pu nous entendre par accident.
— Tout a commencé avec deux frères, qui avaient des vies et des occupations différentes. L’un était jaloux de l’autre. Tellement jaloux, d’ailleurs, qu’il commit le premier meurtre de l’histoire. Caïn tua Abel et Dieu le chassa, mais pas avant de l’avoir affublé d’un stigmate pour le distinguer du reste des hommes.
— Le Livre de la Genèse, chapitre Quatre, soufflai-je. Ma mère tenait beaucoup à ce que j’étudie la Bible.
— La suite, tu ne la trouveras pas dans la Bible, poursuivit-il en me lançant des regards en biais. Le « stigmate » en question, c’était la transformation en mort-vivant. En guise de punition pour avoir fait couler le sang, Caïn fut forcé d’en boire jusqu’à la fin de sa vie. Plus tard, regrettant d’avoir tué son frère, il fonda une société à part, qui vécut en marge de celle dont il avait été chassé. Les enfants qu’il « procréa » étaient des vampires, qui eux-mêmes en générèrent d’autres, et ainsi de suite. Bien sûr, si tu poses la question à une goule, elle te donnera une autre version. Selon les goules, Caïn a été transformé en l’une d’elles, et non en vampire. C’est d’ailleurs une cause de chamaillerie entre les deux espèces, chacune voulant savoir qui était là en premier, mais Caïn n’est plus là pour mettre tout le monde d’accord.
— Que lui est-il arrivé ?
— Il est l’équivalent, côté mort-vivant, du Grand Barbu. Il surveille ses enfants dans l’ombre. Qui sait s’il existe vraiment ? Ou si Dieu a finalement considéré qu’il avait payé sa dette, et lui a pardonné ?
Je réfléchis à ce qu’il venait de dire. Bones accéléra le pas.
— Tu te dis sans doute que ta mère avait raison, non ? demanda-t-il d’un ton las. Que nous sommes tous des meurtriers ? Après tout, ne sommes-nous pas les descendants du premier meurtrier de l’histoire ? À moins que tu te ranges plutôt du côté de ceux qui considèrent que les vampires et les goules sont le résultat de mutations génétiques dues aux hasards de l’évolution.
J’adaptai ma cadence à la sienne. Douzième étage... onzième... dixième...
— La première femme de l’histoire a elle aussi dû payer le prix fort pour ce qu’elle avait fait, finis-je par dire en haussant les épaules. Je ne suis donc pas la mieux placée pour critiquer, si l’on considère l’histoire du serpent et de la pomme.
Il rit puis il me souleva si rapidement dans ses bras que je n’eus même pas le temps de poser le pied sur la marche suivante. Il m’embrassa avec fougue, à tel point que j’en eus le souffle coupé, et l’étrange compulsion irraisonnée qui m’avait poussée à agir si bizarrement dans la chambre de Francesca se manifesta sous une autre forme. Je passai mes bras autour de son cou, j’enroulai mes jambes autour de sa taille et je l’embrassai avec passion, comme pour effacer de sa mémoire les souvenirs de toutes les femmes qui m’avaient précédée.
J’entendis un bruit de tissu déchiré, puis il me plaqua contre le mur et entra en moi.
Je m’accrochai à lui, mes ongles labourant son dos de manière de plus en plus pressante, ma bouche collée contre son cou pour étouffer mes cris. Il gémit, sa main libre enfoncée dans mes cheveux, tandis que ses mouvements se faisaient plus rapides et plus profonds. Il n’y mettait aucune douceur, mais je m’en fichais, toute à l’exultation que me procurait la passion débridée qui nous unissait.
Soudain tout se tendit en moi, puis l’extase me submergea des pieds à la tête. Bones cria, et, quelques minutes éreintantes plus tard, se détendit contre moi.
Une porte grinça et j’entendis un hoquet de surprise.
— Disparais, tu n’as rien vu ! dit Bones sèchement, et la porte se referma en claquant.
Le brouillard se leva, et je sentis une énorme vague de gêne s’abattre sur moi.
— Bon Dieu, mais qu’est-ce qui m’arrive ?
Je le repoussai et il me reposa à terre tout en me donnant un long baiser.
— Rien du tout, si tu veux mon avis.
Mon jean était déchiré depuis la fermeture Éclair jusqu’à la cuisse. La personne qui tout à l’heure avait ouvert la porte de la cage d’escalier était partie depuis longtemps, mais j’étais morte de honte en pensant à ce qu’elle avait pu voir. Tu parles d’une jeune fille bien élevée ! pensai-je. Quelle hypocrite je fais !
— D’abord, je te tripote en public, ensuite je manque de poignarder notre Judas potentiel, et enfin, pour couronner le tout, j’attente à ta pudeur dans une cage d’escalier ! Et dire que je pensais que tu t’étais mal conduit avec Timmie ! Tu devrais exiger des excuses !
Bones rit doucement et ôta sa veste pour l’enrouler autour de ma taille. Au moins, elle dissimulerait la déchirure de mon pantalon. Ses vêtements à lui étaient intacts. Rien d’étonnant à cela : il ne portait jamais de sous-vêtements, et tout ce qu’il avait à faire, c’était descendre sa braguette.
— Tu n’as pas attenté à ma pudeur, et jamais je ne te demanderai de t’excuser pour ce qui s’est passé ce soir. Je suis même soulagé, pour être honnête.
— Soulagé ? (Je le regardai.) J’imagine qu’on peut dire ça comme ça...
— Pas dans ce sens-là, dit-il en riant de nouveau. Quoique le terme s’applique également à ce qu’on vient de faire. Tu sais comment tu as agi, ce soir ? Comme un vampire. Nous avons tous un comportement territorial, c’est pour ça que j’ai réagi aussi violemment quand j’ai vu Timmie te regarder avec ses yeux de veau énamouré. La réaction tout aussi hostile que tu as eue face à Francesca m’a prouvé que... tu considérais que je t’appartenais. Ça fait longtemps que je me demande ce que tu ressens pour moi, Chaton. J’espérais que ce soit autre chose que de la simple camaraderie ou qu’une vulgaire attirance physique, et même si je peux t’assurer que tu n’avais rien à craindre d’elle, j’ai été ravi de voir la profondeur de tes sentiments.
Je le regardai en silence. Il y avait tellement de choses que je voulais lui dire, comme par exemple, « Comment as-tu pu croire que l’attirance que j’éprouvais pour toi était seulement physique ? », ou « N’as-tu donc pas compris que tu es mon meilleur ami ? », et enfin « Bones, je t’...».
— Je crois qu’on devrait partir d’ici, finis-je par dire, lâchement. Avant que tu aies à hypnotiser un autre gêneur.
Il sourit, et il me sembla, peut-être à cause de la culpabilité que j’éprouvais à son égard, que ce sourire était légèrement teinté de tristesse.
— Ne t’inquiète pas, Chaton. Je n’exige rien de toi. Alors ne te fais pas de bile.
Je lui pris la main, sans me soucier de la différence de température entre ma peau et la sienne. Ça m’était égal à présent, et ce constat me terrifia.
— Tu es vraiment à moi ? ne pus-je me retenir de demander.
Ses doigts froids serrèrent doucement les miens.
— Bien sûr que oui.
Je serrai sa main en retour, mais avec plus de force.
— Je suis contente.